jeudi 9 juin 2011

Bonjour, et bon anniversaire Monsieur Courbet

Le 10 juin 1819, naissait à Ornans (Franche-Comté / Doubs) le peintre Gustave Courbet.

La fin de la vie de Gustave Courbet est marquée par l’exil en Suisse et l’impécuniosité. Le peintre s’était en effet engagé aux côtés des animateurs du mouvement révolutionnaire de la Commune de Paris dont il tenta vainement de freiner certains excès. Il proposa le déplacement de la Colonne Vendôme qui rappelait les victoires des guerres napoléoniennes et apparaissait comme un symbole lié au régime précédent. Mais la Commune ne suivit pas Courbet dans sa proposition de déplacer la Colonne aux Invalides et la fit tout simplement abattre :

"« La Commune de Paris, considérant que la colonne impériale de la place Vendôme est un monument de barbarie, un symbole de force brute et de fausse gloire, une affirmation du militarisme, une négation du droit international, une insulte permanente des vainqueurs aux vaincus (*), un attentat perpétuel à l’un des trois grands principes de la République française, la fraternité, décrète : article unique - La colonne Vendôme sera démolie. ».

Après l’épisode de la Commune de Paris, Courbet fut considéré comme au moins civilement responsable de cette destruction, en dehors d’une très courte peine de prison et d’une amende pour son activité aux côtés des Communards pendant la guerre civile. Il fut condamné au versement de contributions destinées à financer la reconstruction de la Colonne.

 Ces contributions furent révisées à la baisse et étalées dans le temps (33 ans) mais la vente de ses toiles et la mise sous séquestre de ses biens le ruinèrent. Il mourut toutefois à l’âge de 58 ans avant d’avoir payé une seule des contributions exigées de lui pour la reconstruction de la Colonne Vendôme.
Comme artiste, il est notamment l’auteur d’un tableau intitulé "Bonjour Monsieur Courbet", ou "La Rencontre", qui date de 1854 et auquel on a emprunté le titre du présent article :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Gustave_Courbet_010.jpg


(*) la préoccupation de ne pas accabler les vaincus n'est pas courante; il est dommage qu'on ne s'en soit pas inspiré en 1919, entre les deux guerres, en 1944 et après (« tribunal » de Nuremberg ».

jeudi 2 juin 2011

La reddition de Breda (5 juin 1625) : l'Histoire et l'image

La Reddition de Breda (1), ou Les Lances, est un tableau de Diego Rodriguez de Silva y Velazquez (°1599, Séville) exposé au Musée du Prado à Madrid ; il s’agit d’une oeuvre de dimensions imposantes : un tableau à l’huile sur toile de 3,81 m sur 3,07 m.

Velazquez a reçu commande du tableau en 1634 et l’a achevé en 1635, soit dix ans après l’évènement qu’il illustre. Âgé de 35 ans, Velazquez est déjà une peintre célèbre. Il n’a pas assisté à la reddition de Breda, ne s’y est jamais rendu, mais a rencontré un des acteurs principaux de l’évènement, Ambroise Spinola, représenté sur le tableau : ils ont même effectué ensemble la traversée de la Méditerrannée occidentale entre Barcelone et Gênes en 1629 lors d’un voyage de Velazquez en Italie.

LE SIEGE ET LA REDDITION DE BREDA : LE CONTEXTE HISTORIQUE
La reddition de Breda est un épisode du conflit généralement désigné en Belgique et aux Pays-Bas sous le nom de Guerre de Quatre-Vingt Ans (1566 ou 1568-1648), qui oppose des provinces qui se désignent à partir de 1581 sous le nom de Provinces-Unies, gagnées largement à la Réforme calviniste d’une part (en gros l’actuel Royaume des Pays-Bas), et des provinces situées au sud des premières (en gros l’actuel Royaume de Belgique agrandi d’une partie du nord de la France, mais diminué du pays de Liège), administrées depuis Bruxelles par un gouverneur pour le compte du roi Habsbourg d’Espagne, d’autre part. Les provinces du Nord se sont unies en 1579 par l’Union d’Utrecht à l’instigation de nobles locaux (on dit "naturels") dont Guillaume d’Orange, dit Guillaume le Taciturne ; elles ont pris le nom de Provinces-Unies deux ans plus tard (Acte de La Haye, 25 juillet 1581), et se sont ainsi séparées des autres provinces qui ont maintenu leur allégeance envers la couronne d’Espagne et leur adhésion à la foi catholique romaine (Union d’Arras, 1579). Les causes de cette séparation sont complexes et multiples (religieuses, fiscales, commerciales, relatives à la culture politique : les nobles locaux restent attachés au modèle d’origine féodale de l’héritage bourguignon, tandis qu’à partir de Philippe II la couronne d’Espagne évolue vers la monarchie absolue et une forme d’Etat-nation). Le Sud ne reconnaît pas la sécession du Nord qui ne sera entérinée qu’en 1648 par l’un des Traités de Westphalie.

Breda est une ville du nord du Brabant historique, actuellement située dans le Royaume des Pays-Bas.

 Les troupes des Provinces-Unies y tiennent garnison dans ce premier quart du 17e siècle.. Le gouverneur de la ville est, depuis 1601, Justin de Nassau, fils illégitime de Guillaume d’Orange, dit le Taciturne. On attribue à cette place de Breda une grande importance stratégique.

Depuis 1602, le roi d’Espagne a à son service un aristocrate gênois, Ambroise Spinola, qui a le double mérite de faire partiellement la guerre à ses frais, et de maîtriser la technique des sièges de places fortes. En août 1624, Ambroise Spinola décide d’entreprendre le siège de Breda, défendue par Justin de Nassau.
Ce dernier compte sur l’intervention d’alliés et de ses demi-frères pour dégager Breda. Ces secours ne lui étant pas apportés, Justin entreprend de négocier la capitulation de la place de Breda. Le 2 juin 1625, l’accord se fait sur les termes de la reddition : Justin sera autorisé à quitter la ville le 5 avec ses officiers et les survivants de la garnison et à se retirer librement avec eux vers le nord "selon les coutumes de la guerre, [...] drapeaux déployés, au son des tambours". Ambroise Spinola garantit en outre que les habitants de Breda seront traités avec clémence et que toute violence, tout pillage à leur encontre sont interdits sur son commandement, engagement qui sera tenu.


Le récit d’un témoin oculaire :
Un contemporain anglais, Gerrat Barry, qui a assisté à la scène, la décrit ainsi : " Spinola, accompagné par un groupe important de nobles et d’officiers [...] salua courtoisement tous les capitaines à leur arrivée et d’abord le gouverneur Nassau, vénérable par ses cheveux gris, sa femme et ses enfants, le fils d’Emmanuel de Portugal et les deux bâtards du prince Maurits (2). Ceux-ci, sans perdre leur contenance, [...] le saluèrent en inclinant modestement leurs bannières. On n’entendit de part et d’autre aucun cri ignominieux, nulle provocation, et tous sourirent en conservant une expression aimable" (3)


Et voici l’interprétation d’un poète, l’année même de la reddition de Breda :
Le dramaturge castillan (d’origine partiellement wallonne) Pedro Calderon de la Barca a écrit dès 1625 une pièce, intitulée El sitio de Breda, qui fut jouée dans les théâtres de Madrid, et dans laquelle il prête à Spinola, s’adressant à Justin, les propos suivants :

Justino, yo las recibo
Y conozco que valiente
Sois. Y el valor del vencido
Hace famoso al que vence.

Autrement dit :

Justin, je les (les = les clés) reçois
Et je reconnais que vaillant
Vous êtes. Et la valeur du vaincu
Rend célèbre celui qui vainc.


Après le mémorialiste et témoin oculaire (Gerrat Barry), puis le poète (Calderon de la Barca), voici comment, dix ans après l’évènement, Velazquez en rend compte :
http://www.safran-arts.com/42day/art/art4aug/velasqez/breda.html
Sur la gauche du tableau, les "Hollandais" ; à droite, les "Espagnols" et les "Bourguignons" (4).


On examinera ci-après le tableau, par "détails" et tout d’abord, au centre, entre les deux groupes, les commandants respectifs, acteurs de l’évènement :
http://les.tresors.de.lys.free.fr/grenier_du_3mars2006/peintres/velasquez/galerie4_rdition_de_breda__1634_1635/0404vela.jpg
A droite, Ambroise Spinola, 36 ans, le commandant "espagnol" ; son insigne de commandement est l’écharpe rose rouge (en espagnol, le fajin, avec un accent aigu sur le i) qui va de son col à l’arrière en passant par la ceinture ; il est descendu de cheval pour se mettre au même niveau que son adversaire malheureux et ne pas l’humilier ; il tient chapeau et bâton de commandement de la main gauche pour conserver libre la main droite qu’il pose sur l’épaule de son adversaire vaincu pour le réconforter et l’empêcher de s’agenouiller ;
à gauche, Justin de Nassau, 46 ans, commandant "hollandais", gouverneur de Breda, demi-frère de Guillaume d’Orange, tend les clefs de la ville à son vainqueur magnanime qui, en cet instant, paraît les dédaigner.
Dans la partie supérieure du tableau, à droite, on peut voir :
http://les.tresors.de.lys.free.fr/grenier_du_3mars2006/peintres/velasquez/galerie4_rdition_de_breda__1634_1635/0405vela.jpg
un alignement de lances (5) ou de hallebardes espagnoles ou "bourguignonnes" : il y en aurait 29 tandis qu’on n’en dénombre que 5 en haut et à gauche du tableau, du côté "hollandais" ; à droite de Spinola, et par dessus son cheval , on reconnaît des officiers espagnols ou "bourguignons" portant la fraise ; deux d’entre eux semblent regarder le spectateur comme pour le prendre à témoin ; le visage de l’un d’eux, fortement éclairé, n’a pu être identifié, mais il s’agit d’un officier de haut rang, comme en témoigne son "fajin" rose rouge : on a avancé quelques noms : le prince de Neubourg, Albert d’Arenbergh, Gonzalo de Cordoue, ou Carlos Coloma, sans pouvoir trancher ; le "drapeau" à carreaux blancs et bleus est celui des vainqueurs.
Sur la gauche du tableau, dans sa partie inférieure et centrale, on peut voir :
http://les.tresors.de.lys.free.fr/grenier_du_3mars2006/peintres/velasquez/galerie4_rdition_de_breda__1634_1635/0403vela.jpg
quelques combattants "hollandais", dont un jeune porteur de mousquet en habit vert qui semble regarder le spectateur pour le prendre à témoin, et fait ainsi pendant à l’officier à "fajin" non identifié dont il était question au paragraphe précédent.
Et en haut, à gauche,
http://les.tresors.de.lys.free.fr/grenier_du_3mars2006/peintres/velasquez/galerie4_rdition_de_breda__1634_1635/0402vela.jpg
Est-ce l’écuyer de Justin qui porte une chemise blanche ornée de motifs de couleur orange, bleue ou verte, et s’adresse à des compagnons en appuyant son propos d’un mouvement de la main droite, l’index levé ?


LE TABLEAU DE VELAZQUEZ ET LA REALITE DE L’EVENEMENT
On a vu que Velazquez n’avait pas été témoin oculaire de la reddition de Breda, ne s’était jamais rendu sur les lieux, et a peint cette huile sur toile dix ans après l’évènement, mais qu’il a longuement rencontré Ambroise Spinola, notamment lors d’une traversée entre Barcelone et Gênes.
Le relief brabançon est plus marqué sur le tableau qu’il ne l’est naturellement.
La fatigue et les marques des épreuves endurées par les assiégeants vainqueurs n’apparaissent pas sur le tableau.


Les différences entre la réalité historique et géographique et la représentation de l’évènement à travers le tableau de Velazquez portent essentiellement sur deux points : le relief est plus accentué sur le tableau qu’il ne l’est dans la réalité ; le tableau, visant à illustrer la grandeur et la puissance espagnoles, montre "Espagnols" et "Bourguignons" avec des tenues et des attitudes qui permettent de les identifier comme les incontestables vainqueurs (nombre de lances, expression des visages, qualité des tenues), alors que les contemporains témoins de la reddition avaient relevé les marques des épreuves dans l’attitude et la tenue des vainqueurs après plus de 9 mois de siège, tandis que les "Hollandais" apparaissaient relativement moins éprouvés qu’on aurait pu s’y attendre au sortir de ce siège.

Dans le lointain, on aperçoit des fumées d’incendies, des restes de fortifications, et la présence de l’eau, provenant d’inondations provoquées par des ruptures volontaires de digues : ces derniers éléments sont historiquement attestés. Le siège est fini, mais les traces des hostilités sont encore visibles.


Il est un tableau du Musée du Prado qui reflète plus fidèlement la réalité des lieux : celui du peintre flamand Pieter Snayers ; il représente l’infante et archiduchesse Isabelle, venue à Breda depuis Bruxelles pendant le siège, soit entre août 1624 et juin 1625, pour suivre le déroulement des opérations :

https://www.museodelprado.es/coleccion/obra-de-arte/isabel-clara-eugenia-en-el-sitio-de-breda/242dc4ce-76dc-455a-ba51-70ae3a49

Un autre tableau, du peintre lorrain Jacques Callot, est exposé au Musée d’Art de l’Université de Princeton (Etats-Unis) : il représente un instant de la reddition de Breda postérieur a celui qu’a immortalisé Velazquez : Spinola assiste au départ de la garnison "hollandaise" qui défile devant lui en direction du nord, Justin de Nassau et sa famille se trouvant dans une voiture en tête de la colonne. Jacques Callot n’a pas assisté à l’évènement, mais s’est rendu sur les lieux pour les étudier. Il a exécuté ce tableau pour l’infante et archiduchesse Isabelle en 1627, deux ans après la reddition et bien avant que Velazquez ne reçoive commande du sien en 1634.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Siege_of_Breda.jpg


LA PLACE DE "LA REDDITION DE BREDA" DANS UN PROJET ICONOGRAPHIQUE ROYAL
Le tableau a été commandé à Velazquez pour décorer, avec d’autres tableaux, le Salon des Royaumes du Palais du Buen Retiro, à Madrid (inauguration du palais : 5 et 6 décembre 1633). Il s’agissait d’attester du début glorieux du règne de Philippe IV (6), surnommé le Roi Planète, voire Hercules Hispanicus, par douze tableaux (comme les douze travaux d’Hercule) immortalisant des victoires espagnoles survenues entre 1622 (seconde année du règne de Philippe IV) et 1633 (inauguration du Palais du Buen Retiro). La Reddition de Breda était l’un d’eux, parmi d’autres dont La Reddition de Juliers, la Bataille de Fleurus etc...Au-delà de la réalité historique, le tableau de Velazquez entend célébrer la force et la magnanimité de l’Espagne, illustrer une conception chrétienne de la conduite de la guerre. L’image du souverain espagnol vainqueur et magnanime vient de plus loin que de la Guerre de Quatre-Vingt Ans : en 1492, à la fin de la Reconquista, lors de la prise de Grenade par Ferdinand et Isabelle, le premier avait refusé que Boabdil, le dernier roi maure, descendît de cheval pour lui remettre les clefs de la ville (pour que son adversaire vaincu demeure à son niveau et ne s’humilie pas). Cette image, attestée par des témoins de la reddition de Grenade, devait être connue de Velazquez et de ses contemporains, et avoir "fait son chemin" dans l’imaginaire des illustrateurs des hauts faits de l’histoire de l’Espagne.


Gerrat Barry (3) relevait : "Spinola se montra sage en préférant établir une réputation de clémence plutôt que de sévérité [...]. Il fit plus de cas du gain de temps ainsi obtenu que des dépouilles possibles de Breda, au vrai peu importantes. En vérité, il jugea profitable de préférer la majesté et la clémence de son roi, dont il était ici le représentant, que de donner libre cours à un appétit de gloire et à un désir de revanche"


Breda sera reprise par les Hollandais en 1639, soit quatorze ans après la reddition de Justin de Nassau et quatre ans après l’achèvement du tableau par Velazquez. La ville sera donc au pouvoir des Hollandais en 1648 lors de la conclusion des Traités de Westphalie qui marqueront la fin de la Guerre de Quatre-Vingt Ans, et la reconnaissance de la sécession des Provinces-Unies par les Habsbourg qui conserveront les provinces du sud.


NOTES
(1) on parlera de La Reddition de Breda avec un "R" majuscule au second mot pour désigner le tableau de Velazquez et de la reddition de Breda avec un "r" miniscule pour désigner l’évènement du 5 juin 1625 ;
(2) le prince Maurits (Maurice) est un demi-frère de Justin de Nassau ; il est mort peu avant la reddition sans pouvoir porter assistance à Justin qui avait auprès de lui, à Breda, ses deux neveux, enfants illégitimes de Maurits ;
(3) d’après Gerrat Barry, The Siege of Breda, publié à l’origine en latin et à Louvain en 1627 ;
(4) par "Bourguignons", on entend ici les personnes originaires des provinces de l’actuelle Belgique (moins le pays de Liège, mais avec en plus une partie de l’actuel nord de la France) ; ces provinces sont placées sous la suzeraineté des Habsbourg depuis le mariage de Marie de Bourgogne, fille du duc Charles le Téméraire, avec Maximilien d’Autriche (ou de Habsbourg) ; elles sont demeurées sous cette suzeraineté en 1579 par l’Union d’Arras ;
(5) "Les Lances" (Las Lanzas) est un autre nom du tableau de Velazquez "La Reddition de Breda" ;
(6) Le roi d’Espagne Philippe IV est le beau-père du roi de France et de Navarre Louis XIV, étant le père de Marie-Thérèse d’Autriche, épouse de Louis XIV ; la première épouse de Philippe IV était la propre fille de Henri IV, roi de France et de Navarre ; il existe un portrait de ce monarque portant l’armure, réalisé par Velazquez :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Retrato_de_Felipe_IV_en_armadura,_by_Diego_Vel%C3%A1zquez.jpg

CREDITS
Bartolomé Bennassar : Les Lances de Breda de Velazquez, Armand Colin, 2008 ;
Arturo Perez Reverte : Le Soleil de Breda, Le Seuil, 2000 ;
Antonio Ortiz Dominguez et allii, Velazquez, Museo del Prado, 1990 ;
le site http://amis-arts.com/ ;
le site http://le.tresor.des.lys.free.fr/
le site http://www.safran-arts.com/