mercredi 27 novembre 2019

Violences faites aux femmes : à l'attention de Nous Toutes, et de Tous


On devait être en 1956. L’année des élections législatives un 2 janvier, de la réélection d’Ike, du mariage de Rainier III de Monaco et de Grace Kelly, de Suez, de Budapest, de la sortie de Davy Crocket, du retour des derniers prisonniers de guerre allemands d’Union Soviétique. La dernière année aussi où l’accès à l’enseignement du second degré était subordonnée à un examen d’entrée en 6e

JM habitait rue Tilly à Colombes et fréquentait les classes élémentaires du "Collège" Giband (1) à Bois-Colombes. Il y préparait en classe de CM2, ou 7ème, l’examen d’entrée en 6ème (2). Sous le magistère de Monsieur Athiel (3).
La gare de Bois-Colombes (années 1930)

Arrivant un matin dans la cour de récréation, JM constate que ses camarades discutent en groupes avec excitation, émotion d’une tragédie survenue à proximité du “Collège” pendant la nuit précédente :

Rue Claude Mivière (4), un homme a défenestré son épouse, mère de ses enfants, croient savoir les décagénaires, ou plus jeunes, qui en discutent dans la cour. 


Le corps de la malheureuse victime s'est empalé sur les piquets métalliques de la clôture qui séparait l'étroit domaine privé de l'immeuble de la voie publique. On raconte qu’elle aurait agonisé un temps indéterminé avant que son corps ne soit enlevé. A moins que les secours ne soient arrivés dans des délais “normaux” mais trop tard....

Le Surveillant Général (et apparemment unique) M. Laurent rencontre quelque difficulté à faire entendre qu’il va bientôt falloir se disposer en rangs pour regagner les salles de classes.


 Au coup de sifflet de M. Laurent, JM s’est mis en rang, avec ses camarades de 7e. Il a étendu le bras droit devant lui, jusqu’au contact de l’épaule de son voisin, selon l’usage, puis, sous la conduite de M. Athiel, le maître, a gagné la salle de classe. Il a sans doute suivi la leçon encore un peu moins attentivement que d’habitude. Naturellement, pas un mot en classe sur ce qui se serait passé dans le quartier la nuit précédente.

Externe, JM est rentré chez lui le midi. Il n’a pas touché mot à sa mère de ce dont il avait entendu parler. Elle n’était de toute évidence pas au courant (5). Il aurait été mal à l’aise si l’info avait été abordée autour de la table. Il pouvait redouter qu'on ne guette ses réactions qui n’étaient pas définitives, et que le décagénaire tenait, de toute façon, à garder pour lui-même. 
JM three years earlier

Mais en fin d'après-midi, la mère de JM est venue le chercher à la sortie du "Collège", rue Charles Chefson. Elle et plusieurs autres mamans avaient en mains des journaux, France-Soir ou Paris-Presse l'Intransigeant, qui relataient ce crime, avec de gros titres. On ne sait plus qui, de sa mère ou de JM, a interrogé l’autre en premier : “Tu sais ? Tu es au courant ? Tu as vu ?”. La mère a dû dire : “C’est épouvantable. Quel malheur. Pauvres enfants”. Ou quelque chose comme ça. Puis, le long du chemin, pour édifier JM, sa mère a dû commenter : “rends-toi compte de la chance que tu as de vivre dans une famille unie, avec un père exemplaire”. Ou quelque chose d’approchant. JM a préféré, en dissimulant assez bien sa contrainte (pour ne pas paraître ému), narrer son après-midi de classe. Puis, il n’a plus été question en famille de ce fait divers tragique.

Pourquoi évoquer cette tragédie ?

Pour illustrer la différence d’époque.

Par exemple, personne, ni ses camarades, ni JM, n’a été assisté d’une de ces cellules de soutien psychologique qui sont, de nos jours, systématiquement dépêchées auprès de jeunes et de moins jeunes lorsque survient une catastrophe, une tragédie qui les touche de près. 
Par exemple, il ne serait venu à l’esprit de personne de modifier l’emploi du temps scolaire pour introduire des péroraisons sur l’”Egalité”.

Peu après, seul, JM s’est rendu sur les lieux et a constaté avec horreur qu'un des piquets sur lequel le corps de la malheureuse mère s'était empalé était tordu. JM supposait que la victime était mère, et c’est en cela que son sort pouvait l’intéresser, le toucher. L’était-elle ? 
Sa propre mère semblait le croire ou l’avoir appris. Et ça lui suffisait. Inutile de lui parler de “féminicide” si le terme avait existé. Il n’aurait pas compris. Ne le concernait que le “matricide”.



Désolé pour vous, Mesdames Marlène Schiappa, Caroline de Haas, Juliette Méadel et al.


 Probablement JM a-t-il ignoré le contexte, l’explication de cette tragédie (folie, drame de l’alcoolisme, mésentente conjugale ou familiale ancienne ?). Ou, s’il les a appris, il les a vite oubliés. 
Ne sont restés dans sa mémoire que l’agitation de ses camarades, le piquet tordu, une marque à la craie sur le goudron du trottoir de la rue Claude Mivière. Et tout ce qu’un décagénaire peut, pouvait imaginer, pour ne pas dire fantasmer.

N O T E S


(1) Il y avait alors 2 établissements Giband à Bois-Colombes. L’un d’eux dont l’accès se faisait la rue Charles Chefson et la Villa Schütz et Daumain, pour les classes élémentaires. Et un autre, pour les classes du second degré, rue Marie Laure, une voie donnant sur l’avenue d’Argenteuil. Plus tard, l’établissement de la rue Marie Laure a pris le nom d’ISBC (Institut ou Institution Secondaire de Bois-Colombes) et celui de la rue Charles Chefson / Villa Schütz & Daumain, a pris le nom de Collège Joachim du Bellay. Avant de fermer. A l’époque relatée plus haut, le directeur de l’ensemble (ou seulement des classes élémentaires ?) se nommait Monsieur Ayraut (orthographe incertaine).

(2) Pas d’accès automatique en 6ème après le CM2 ou 7ème : il fallait passer, et réussir, un examen pour être admis à suivre les enseignements du second degré, prouver qu’on était apte à les suivre.

(3) Monsieur Athiel était un homme jeune (aux yeux de la génération des parents de JM du moins) originaire des régions pyrénéennes, qui pratiquait ou avait pratiqué le rugby.

(4) Une voie qui donne dans la rue de l’abbé Glatz, non loin de l’ancien marché des Chambards, qui doit s’appeler maintenant place Jean Mermoz.

(5) Les flashs horaires d’information à la radio (qu’on écoute toute la journée) ne sont pas encore courants. Ils le deviendront dans les années 1960, notamment à partir des événements d'avril 1961 en Algérie et le développement des récepteurs radio à transistors.