C’était il y a longtemps. J’habitais déjà Etampes mais je n’y avais pas encore travaillé. Je travaillais à Paris, mais ce jour-là je devais être en congé. Il y avait encore vers 17h un train pour Paris qui desservait Etampes (1). J’ai emprunté ce train pour aller faire une brève course à Paris (2).
Je suis monté dans un compartiment à 8 places donnant sur un couloir latéral. Deux places étaient déjà occupées à mon arrivée. Deux Maghrébins, probablement une mère et son fils. Tous deux étaient somnolents ou carrément endormis. Le garçon, nettement obèse, était assis dans le sens de la marche du train, près de la fenêtre. Il était enrhumé et semblait se moucher dans le rideau. Beurk ! Celle qui pouvait être sa mère était assise en face de lui, de l’autre côté de la fenêtre, dormant ou paraissant dormir.
Le train avait quitté depuis peu la gare d’Etampes lorsqu’un trio de voyageurs rejoignit le compartiment où je m’étais installé : deux femmes, dont l’une parle haut et fort, et un homme. Je me décale à la droite du garçon obèse et enrhumé tandis que l’homme et une des femmes nouvellement arrivées prennent place à ma droite, vers le couloir. La voyageuse parlant haut et fort prend place dans le sens contraire à la marche du train, en face de sa collègue. Alors que je m’étais décalé pour faire place aux nouveaux arrivants, aucun d’entre eux ne me salue, ne m’adresse la parole ni ne croise mon regard. Ils se connaissent. Qui sont-ils ?
Il me faut peu de temps pour découvrir qu’il s’agit d’enseignants du Lycée Geoffroy Saint-Hilaire à Etampes. Je le découvre parce que la voyageuse parlant haut et fort, que nous appellerons Madame Bobo-Grognasse (3), s’en prend dans sa conversation avec ses collègues à une personne évidemment absente : sa proviseure (4), ou sa proviseure-adjointe. Or, il n’y avait à ce moment-là qu’un seul lycée à Etampes dont le chef d’établissement fût une femme : le Lycée Geoffroy Saint-Hilaire (5).
Madame Bobo-Grognasse fait l’essentiel de la conversation. Ses collègues, assis en face d’elle, ne se hasardent pas à discuter ses propos. Ils ponctuent ceux-ci de signes de tête approbateurs, de réponses brèves, souvent monosyllabiques, de “oh !” et de “ah ?”. Madame Bobo-Grognasse ignore ma présence, ne m’adresse pas un regard tandis que je l’observe attentivement. Non qu’elle soit très intéressante ou plaisante à regarder : c’est plutôt neutre. Mais comme elle m’impose sa conversation à haute voix, je me distrais en l’observant.
Bobo-Grognasse a réglé le cas de sa cheffe (4) d’établissement : elle est “facho” (6). Elle le sait, Bobo-Grognasse, que sa proviseure est “facho” puisqu’elle a arrêté pour elle un emploi du temps (7) qui ne lui convient pas.
Ayant réglé ainsi son compte à sa cheffe d’établissement, Bobo-Grognasse passe à des collègues qui ne sont, bien sûr, pas de ce voyage Etampes-Paris. Tel et telle de ceux-ci ne font rien, ou pas assez, ou mal, pour venir en aide à des élèves “défavorisés” chers au coeur de Bobo-Grognasse. Il va falloir intervenir pour que ça change. Ces collègues manquent des qualités humaines et professionnelles dont la Nature et l’Ecole de la République ont favorisé Madame Bobo-Grognasse. Je plains ceux qui commettraient l’imprudence d’accepter de “travailler en équipe” (8) avec Mme Bobo-Grognasse !..... Les circonstances qui font des élèves dont Mme Bobo-Grognasse s’est entichée des élèves “défavorisés” sont évoqués à la cantonade, limitée il est vrai aux 6 occupants du compartiment. Pas discrète, Bobo-Grognasse quand elle est assurée de sa supériorité morale.
Puis la conversation à 3 qui est surtout un monologue de Bobo-Grognasse passe à des sujets plus légers : le marché de la place d’Aligre (Paris 12e) dont Bobo-Grognasse est une voisine et une fidèle. Elle y a trouvé un petit exposant exotique qui propose je ne sais plus quelle camelote à un prix défiant toute concurrence. Ses interlocuteurs sont admiratifs : Bobo-Grognasse est une Parigote futée et de bon conseil. Quelle chance de l’avoir pour collègue.
Mais voilà que le train approche de son terminus. Le voyage va bientôt d’achever. Madame Bobo-Grognasse se lève et se tourne vers les deux voyageurs maghrébins encore mal réveillés. Elle leur présente ses excuses de les avoir peut-être dérangés par son babil. Elle quête, mendie un sourire, une réponse aimable de leur part, qui la gratifierait : elle serait ainsi reconnue pour avoir de la sympathie pour la Diversité (4). Et ça, surtout dans ce milieu professionnel, ça vaut plus que de l’or. Soit qu’ils ne comprennent pas le français, soit qu’ils soient encore trop enveloppés de sommeil, ses interlocuteurs l’ignorent et ne lui adressent aucune réponse. Bah, avec le voyage la journée de travail est terminée. Les collègues se quittent et le compartiment se vide. Ciao Bobo-Grognasse (9) !
P.S. : plusieurs années auparavant, j’avais fait une expérience qui présente certains points communs avec celle-ci. Mais c’était dans un train Lille-Paris. Muni d’un léger bagage et arrivé à la gare très en avance, je m’étais installé le premier dans le compartiment. D’autres voyageurs arrivèrent par la suite.
Parmi eux, deux femmes, toutes les deux d’allure sérieuse, pas très juvéniles, visiblement des intellectuelles. L’une d’entre elles moins discrète et revêche. Elles se connaissaient et devaient faire ensemble le voyage jusqu’à Paris. La moins discrète et d’aspect revêche, que nous appellerons Miss Pétroleuse, évoque à l’adresse de sa compagne, sans discrétion, le cas d’une “camarade” qui manquerait de certaines qualités malgré un “militantisme” irréprochable et à laquelle il conviendrait d’adresser des admonestations. Puis elle passe à une Madame X. qui serait....”raciste”. Selon Miss Pétroleuse, cela viendrait de ce que Madame X. est trop assidue à la lecture de romans policiers. Miss Pétroleuse est une sacrée milicienne de la Pensée. Je suppose qu’elle et sa compagne sont militantes d’une association d’éducation populaire (10).
Le compartiment achève de se remplir. Le train va bientôt partir. Mais voilà qu’il ne reste plus de place sur les porte-bagages pour les valises des derniers arrivés. En bonne citoyenne imbue des faleurs 2 la répuplik (11), Miss Pétroleuse prend les choses en main. Elle n’a aucun doute sur le coupable, le sans-gêne qui encombre les porte-bagages de ses valises mal rangées. Un seul des 8 occupants, ou si on préfère des 6 autres qu’elle ne connaît pas, peut être en cause : moi-même bien sûr. Alors que je n’ai que mon sac sur les genoux. Miss Pétroleuse me somme de reconnaître mon sans-gêne et de mieux ranger “mes” bagages”. Les bagages litigieux, encombrants et mal disposés sont ceux de voyageurs arrivés après moi, mais avant Miss Pétroleuse et sa compagne. Mais Miss Pétroleuse a le coup d’oeil qui détecte tout de suite les transgresseurs (12). J’ai envie de l’envoyer promener avec pertes et fracas. Je me retiens. Je lui dis d'un air indifférent que je ne suis pas concerné et l’invite séchement à s’enquérir auprès des autres voyageurs. Ce qu’elle fait avec une courtoisie qui contraste avec la hargne de l’apostrophe qu’elle venait de m’adresser. Le train est parti. Prochains arrêts : Douai, Arras, Amiens et Paris-Nord.
N O T E S
(1) ce train direct pour Paris qui s’arrêtait à Etampes un peu après 17h a été supprimé en décembre 2011; il y a eu des trains directs pour Paris desservant Etampes qui venaient de Tours, voire d’Angers, en passant par Orléans;
(2) le train de 17h et quelques minutes arrivait à Paris après 17h 35 ou 40 et laissait le temps pour des courses ou démarches rapides dans le quartier des gares d’Austerlitz, de Paris-Lyon et de la Bastille permettant de prendre pour le retour un train direct pour Etampes quittant Paris-Austerlitz après 19h00;
(3) Bobo-Grognasse parce que Bobo, BOurgeoise BOhême, et parce que Grognasse, ayant le verbe agressif, une assurance injustifiée;
(4) “proviseure” et “cheffe” sont des termes et des orthographes qui ont été imposés ultérieurement par les talibans du féminisme, mais qui n’étaient pas d’usage au moment du déroulement de cette anecdote. “Diversité” ne désignait pas encore non plus l’ensemble des personnes issues de flux migratoires extra-européens, indépendamment de leur nationalité;
(5) il y avait deux lycées publics à Etampes à cette époque : le Lycée Geoffroy Saint-Hilaire (général, technologique et professionnel) et le Lycée Louis Blériot (professionnel);
(6) facho, ou fâcho, c’est-à-dire “fasciste”, terme fourre-tout très injurieux dans le milieu enseignant comme je le constaterai plus tard en entrant moi-même dans la corporation et dans le même Lycée Geoffroy Saint-Hilaire pour commencer;
(7) l’emploi du temps des enseignants est une question sensible; il détermine le temps que les professeurs passeront dans l’établissement, en cours, ou entre des cours, l’heure à laquelle ils devront arriver et celle à laquelle ils pourront partir; pour des professeurs habitant Paris ou au-delà, et exerçant à Etampes, c’est évidemment un sujet des plus sensibles; l’établissement de l’emploi du temps relève généralement de l’adjoint du chef d’établissement et est arrêté in fine par le chef d'établissement après observations, interventions, réclamations éventuelles des professeurs concernés, ce qui avait dû se produire dans le cas qui nous intéresse;
(8) le “travail en équipe” dans l’enseignement est généralement une vaste foutaise qui permet de contrôler les moins conformistes. Il permet à des personnalités dominantes de s’imposer à leurs collègues sans avoir les responsabilités d’un supérieur hiérarchique identifié comme tel à l’égard de ses subordonnés. Il prive les isolés, les plus discrets, les moins conformistes des recours qui relèvent d’un rapport de subordonné à supérieur. On a affaire à un leadership informel et imprévisible. La personne qui l’exerce de fait est celle auprès de laquelle le supérieur hiérarchique “suprême”, en l’occurrence le chef d’établissement s’informe du fonctionnement, de la marche de l’équipe. J’ai subi ce système malsain pendant des années. La formule “travail en équipe” est généralement, et à tort, populaire en milieu enseignant parce qu’elle flatte une tendance anti-autoritaire, alors qu’elle permet justement à une autorité informelle de s’exercer. C’est un piège. La notion de “travail en équipe” relève de l’esthétique sociale : elle est satisfaisante pour l’esprit parce qu’elle évoque ce qu’on souhaiterait que les rapports entre les personnes puissent être....dans un monde idéal;
(9) plus tard, je suis moi-même devenu professeur certifié dans ce lycée; je n’y ai pas reconnu Bobo-Grognasse. Sans doute avait-elle obtenu avant mon arrivée sa mutation pour un établissement plus proche de chez elle. Tant mieux. Mais j’ai connu beaucoup de collègues semblables. Je les ai subis et ils ont dû me subir; j’ai tenu bon, solide (en anglais, on dit : “resilient”) comme une balle de tennis;
(10) j’ai supposé à tort ou à raison qu’il s’agissait des clubs Léo Lagrange, une fédération d’éducation populaire proche du Parti Socialiste et portant le nom d’un ministre du gouvernement de Front Populaire;
(11) pour les non initiés : les valeurs de la République; il s’agit d’une expression attrape-tout qui est utilisée comme un mantra hindouïste pour fustiger celles et ceux qui n’adhéreraient pas bien au corpus des principes "humanistes" des principales obédiences maçonniques;
(12) étais-je coupable d’un délit de sale gueule ? Est-ce que ça pouvait se lire sur ma tête, ou par mon expression corporelle que je n’aurais pas pu relever du public auquel s’adressait cette association d’éducation populaire ? Pourtant, j’étais resté silencieux, à ma place, pendant les péroraisons de Miss Pétroleuse.